Le Forme de l’Eau, une ode à la vie et au Cinéma
Réalisé par : Guillermo del Toro
Bande Originale : Alexandre Desplat
Durée : 2h03 min
Sortie en France le : 21 février 2018
La Forme de l’Eau raconte l’histoire improbable et profondément touchante entre un dieu élémentaire marin et une femme muette, agente d’entretien dans un laboratoire où est enfermée la créature. Ce pitch peut laisser perplexe, mais c’est sans compter sur le génie de Guillermo Del Toro qui parvient à le sublimer dans une grande leçon de cinéma. Cinéphile, il cite ses influences pour créer son propre univers onirique ou les monstres ne sont pas tout à fait des monstres et où les hommes ne sont pas tout à fait des hommes. Dans une forme de naïveté galvanisante, propre au cinéma des années 30, le film entraîne le spectateur dans un torrent d’émotions.
Des personnages crédibles dans un univers fantasmagorique
Le film s’ouvre sur un travelling sous-marin vers la chambre d’Elisa Esposito (Sally Hawkins), « la princesse sans voix ». Muette (mais pas sourde !), elle vit en marge de ses congénères. Ses véritables amis se comptent sur deux doigts. Il y a Giles (Richard Jenkins) qui est également son voisin, et sa collègue Zelda Fuller (Octavia Spencer). Des personnages loyaux, qui la soutiennent à tout moment mais dont les interactions restent limitées. Ils ne lui permettent en effet pas de combler le profond vide qu’elle ressent dans son cœur. Mais Elisa, qui guette l’arrivée du merveilleux dans sa vie, va faire la rencontre d’une créature aquatique (campée par Doug Jones Doug, acteur fétiche de Guillermo Del Toro), retenue captive dans le laboratoire où elle officie en tant que technicienne de surface.
Chacun des personnages positifs du film servent, à leur manière, à améliorer la vie des autres. L’histoire tourne autour de ces petites mains que l’on n’aperçoit pas mais qui agissent dans l’ombre. Hélas, Elisa, Giles, Zelda et même la créature font les frais de ceux qui ont socialement mieux réussi et qui cherchent ainsi à les écraser. Le plus digne représentant de cette figure de perversion et d’étouffement est Richard Strickland (Michael Shannon), responsable direct d’Elisa et de Zelda. Conditionné par la société et par la religion, dont il fera mine de suivre les préceptes, c’est le vrai monstre du film. A lui seul, il résume presque la globalité des défauts les plus détestables de l’espèce humaine : sexisme, autoritarisme, despotisme, violence… Et pourtant, à chaque moment, il fera mine d’être un homme bon.
La Forme de l’Eau est ainsi l’histoire de personnages qui ne collent pas tout à fait à leur époque : Zelda rêve du passé où son mari s’intéressait à elle ; Giles, personnage ô combien mélancolique, souhaite retrouver sa jeunesse perdue ; Richard chasse le futur et rêve de s’élever encore plus socialement. Seule Elisa est en phase, malgré la fêlure qu’elle finira par réparer à l’aide du dieu aquatique. Elle vit le moment présent, « Carpe Diem », et arrive à voir le merveilleux du quotidien.
Les acteurs sont tous parfaitement dans leurs rôles, sans aucune fausse note. Sally Hawkins, qui ne parle pas pendant tout le film, a réalisé un véritable exploit. On ressent les questionnements intérieurs qui hantent le personnage. Elle a réussi à donner au personnage sa propre voix, sa propre façon de communiquer, son propre langage corporel. C’est probablement le rôle d’une vie, dont tout acteur aimerait avoir le talent de pouvoir camper.
Un message aux mille facettes, qui parle de l’Homme
Au-delà de la romance, Elisa et la créature marine servent d’illustration au brillant message du film. Eux qui ne parlent pas ne subissent pas l’oppression du langage et de ses limites. Ils agissent essentiellement en tant qu’êtres sensibles. La parole conditionne notre manière de penser. Elle ne permet en réalité de s’exprimer que partiellement, par une série de définitions et de dogmes que nous-mêmes avons établis. Combien de fois cherchons-nous à exprimer un sentiment sans être capables de le formuler ? L’Homme a ainsi lui-même façonné sa pensée et il en devient limité. La communication va au-delà de la parole, qui peut être utilisée pour tromper et pour paraître. Dès lors, il ne reste plus que la justesse de nos attitudes, de nos comportements, de notre naturel, qui trahit tous nos faits et gestes. Le personnage de Richard est précisément un monstre à cause de tout cela : il manipule et il veut paraître grâce aux mots qu’il emploie. La parole a rendu l’Homme hypocrite.
Une autre question taraude tout le métrage : qu’est-ce qui fait ce que nous sommes ? Comme un écho à son propre Labyrinthe de Pan (2006), Guillermo Del Toro, constate que rien ne nous différencie des autres espèces. Nous aussi, nous sommes des animaux et des créatures sensibles, capables de communiquer par-delà des mots.
La parole véhicule les on-dit, qui finissent par pervertir notre vision du monde. On ne peut qu’y voir une parabole profonde sur la peur d’autrui que la communication exacerbe. C’est étrangement actuel, avec la place que prennent les médias dans nos vies quotidiennes. Cette pression que l’on ressent nous empêche d’aller vers l’autre, par une frayeur irrationnelle de l’inconnu et de l’étranger.
Une leçon de cinéma qui cite, s’imprègne, mais qui ne vole jamais
L’univers graphique de La Forme de l’Eau est merveilleux. Il empreinte l’esthétisme unique du duo Jean-Pierre Jeunet et Marc Caro dans Delicatessen (1991) et La Cité des Enfants Perdus (1993) tandis qu’Elisa semble être une réincarnation d’Amélie Poulain du Fabuleux Destin d’Amélie Poulain (de Jean-Pierre Jeunet, 2001, mais en solo cette fois). On découvre ce monde vintage, en pleine Guerre froide, avec beaucoup de plaisir.
Avec sa crête dorsale, son regard perçant et fixe, ses écailles et ses tâches, l’homme-poisson peut tout aussi bien faire peur qu’attendrir. Pour donner plus de réalisme et de présence, un costume réel a été réalisé. Au revoir le froid de l’imagerie numérique !
La musique d’Alexandre Desplat, décidément très en vogue, fonctionne à la perfection. A la fois étrange et merveilleuse, elle se prête au récit et l’accompagne. On peut ressentir de vagues similarités avec la BO du Fabuleux Destin d’Amélie Poulain de Yann Tiersen, notamment dans l’utilisation des instruments. Elle transfert une bonne partie de sa magie au film et sublime les moment-clés du récit. Un morceau de bravoure très surprenant compte tenu du genre -que les fans de comédies musicales apprécieront- achève de nous convaincre de la grande qualité de la composition.
Enfin, Del Toro, en tant que grand cinéphile, a laissé son amour du cinéma sublimer son œuvre. Dans La Forme de l’Eau, il orchestre un ballet dont les influences sont diverses. Il y a la romance d’un côté, avec Jean Cocteau, réalisateur mythique de La Belle et la Bête (1946). De l’autre, le design du monstre aquatique rappelle L’Etrange Créature du Lac Noir (de Jack Arnold, 1954). On pense aussi à King Kong (Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack, 1933) pour la romance inter-espèce. On peut également citer Frank Capra, Dickins, Kafka ou même Walt Disney lui-même, dont certains thèmes étaient très sombres malgré le merveilleux. Il reprend des motifs pour en faire des échos, sans jamais recycler les idées. Il les transforme et les réinvente pour appuyer la singularité de sa propre œuvre. Le réalisateur, dont la culture cinématographique est immense, a toujours fait cela. Plusieurs mises en abyme ont lieu dans le film et elles viennent sublimer ses emprunts. Le cinéma est un chant qui se répète, avec ses refrains, ses strophes et ses ritournelles.
La Forme de l’Eau est un film d’une extrême sensibilité ; un film débordant d’amour pour ses personnages, pour le Cinéma (avec un grand C !) et finalement pour l’humanité elle-même et toute sa diversité.
Alors, on recommande La Forme de l’Eau ?
On ne peut que le recommander à tous les amoureux de grand cinéma ! Le film multiplie les citations et les hommages à travers une fresque poétique et onirique, influencée par les plus grands auteurs. Guillermo Del Toro, passé maître dans l’art du fantastique, prouve à nouveau son talent. D’une très grande profondeur, il touche des sujets difficiles, rarement abordés. Alors que beaucoup se focaliseront sur l’histoire d’amour, il faut y voir un discours sur ceux qui agissent dans l’ombre pour le bien des autres et qui ne reçoivent aucune forme de compassion ou d’attention. Il parle aussi du pouvoir de la parole, qui peut faire et défaire, comme une arme dangereuse face aux minorités. La Forme de l’Eau s’intéresse aux êtres sensibles, capables de voir au-delà des mots pour tisser des liens.
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On a aimé
La beauté de l’imagerie et la précision des décors
Sally Hawkins dans le rôle d’Elisa Esposito
Les mises en abîme, nombreuses, toutes très intelligentes
Un propos moderne et actuel, assez effrayant quand on finit par le comprendre
La musique douce et étrange, mélancolique et magique
On n’a pas aimé
Une ambiance parfois étrange, qui ne plaira pas à tout le monde (Del Toro oblige)